Les Tonga et les Tongiens
LES TONGA ET LES TONGIENS
Publication initiale dans Défense de la langue française n° 178, novembre 1995
Le 26 mai 1995, l'équipe de France de rugby rencontre l'équipe des îles Tonga. Je réside au Vanuatu (Vanouatou), mais j'ai entendu la revue de presse sur France-Inter diffusée par RFO en Nouvelle-Calédonie [1]. Yvan Levaï a commencé sa rubrique par une remarque fort pertinente sur la diversité des formes qu'il rencontre pour désigner cet archipel du Pacifique et ses habitants : « Tongiens, Tonguiens, Tongais, Tongans ? » Les fluctuations dans l'usage du nom des Tonga et de son dérivé sont dues d'abord à la rareté des occasions de cet emploi. II y a cependant, pour s`exprimer en français, des règles à respecter.
Appelées autrefois îles des Amis, les îles Tonga ou les Tonga forment un État indépendant depuis 1970, le Royaume des Tonga. La plus grande île est celle de Tongatapu (Tongatabou). Comme tous les noms d`archipels en français, ce nom est féminin pluriel (féminin singulier pour ceux en -nésie) et appelle l'accord grammatical correspondant. Tous les autres emplois sont erronés, mais ils méritent d`être analysés.
- L`emploi au masculin singulier - « le Tonga » - peut être dû à l'ignorance de la nature géographique de ce pays composé de cent cinquante îles et îlots environ. Le fait de le considérer comme un État ne justifie pas d'aligner son nom sur le Japon et le Vanuatu (Vanouatou) : ces exceptions à la règle ont d'autres justifications d'ordre historique qui ne concernent pas les Tonga. Je soupçonne que cette forme résulte d'une confusion : l'expression aux Tonga étant homophone du masculin singulier « au ... ».
- L'emploi sans article est un anglicisme. L'anglais, langue dominante en Océanie, n'utilise pas d'article devant les noms de pays (quelques rares exceptions justifiées : the United States, the Netherlands...).
Une longue tradition, conforme aux règles de la langue, a bien établi l'usage en français pour le nom des habitants. II est identique à l'adjectif tongien, tongienne dérivé par suffixation, avec une majuscule pour l'ethnonyme les Tongiens, les Tongiennes ; la langue est le tongien.
Examinons aussi les autres formes relevées dans les journaux à l'occasion du match.
- « Tonguien » figure dans le dernier arrêté de terminologie des noms d'État [2]. II s’agit de toute évidence d'une coquille, car les spécialistes de la Commission de terminologie du ministère des Affaires étrangères n'ignorent certainement ni l'usage établi, ni le phénomène de l'alternance consonantique caractéristique de la langue française. La consonne [g] occlusive sonore devient spirante sonore [ʒ] dans la flexion devant un i. Ainsi tongien s'inscrit dans la série d'argien (Argos), fuégien (Terre de Feu, de fuego) et de stygien (Styx), pharyngien (pharynx), etc. C'est pour cela que le français ne connaît pas de mots en -guien[3].
Ce n'est pas la première fois qu'une erreur se glisse dans un texte officiel de ce genre. Par exemple, dans l'arrêté précédent de 1985, le nom de la capitale du Vanuatu était orthographié « Port-Villa » au lieu de Port-Vila. L'erreur est corrigée en 1993, mais cette fois-ci ce sont les anglicismes, nom du pays sans article, et « Vanuatuan » au lieu de Vanuatais (Vanouatais) [4], qui se trouvent officialisés, en pleine contradiction avec l'objectif de cette législation qui est de défendre la langue française. Les autorités linguistiques ne sont pas infaillibles, surtout lorsqu'il s'agit de petits pays lointains mal connus.
- « Tongais », est, lui, conforme aux structures du français moderne. L'emploi du suffixe -ais, le plus productif dans la langue contemporaine avec -ien, ne provoque pas d'alternance consonantique. Seulement, il est un critère qu'il ne faut pas négliger, l'usage. Or il semble que tongais soit une création spontanée à l'occasion de ce match, par ignorance de la forme établie.
- « Tongan » est de la même cuvée (couvée) que l'horrible « Vanuatuan ». C'est le mot anglais. Cet anglicisme bien peu euphonique ("ton gant" ?) n'a aucune raison d'être en français. Malheureusement, les traducteurs, y compris ceux de certaines institutions internationales, n'ont pas toujours le souci du respect de la spécificité de chaque langue. Il faut dire à leur décharge que les outils de référence sont indigents et peu fiables en la matière.
Je ne m'intéresse pas au rugby, mais j'ai écrit cette page en attendant l'heure de retransmission du match en direct à la télévision. Les commentateurs (je ne cite pas de nom, je ne veux dénoncer personne), après quelques hésitations, ont pris la pire option : ils rabâchent l'abominable « Tongan ». Pendant ce temps, le présentateur du bulletin d'information sur France-Inter dit correctement « les îles Tonga » et « les Tongiens ». La consolation est mince quand on sait l'influence de la télévision.
Dans le bulletin suivant (vers 4 heures du matin ici, 19 heures à Paris), on fait venir à la radio le « consultant rugby » (sic), qui, lui, emploie « Tongan », et même une fois « Tongain » (c'est une innovation). Cette brève intervention par quelqu'un qui n'est manifestement pas un « consultant langue » suffit à déstabiliser les deux journalistes, qui, en reprenant la parole, hésitent avant de revenir à la forme française correcte, Tongien.
Dans tous les cas, le nom du pays, qu'il soit correctement employé au féminin pluriel ou qu'il soit au masculin singulier, est précédé de l'article : les (des, aux) Tonga, ou « le (du, au) Tonga ». II n'y a que sur Radio-Australie, dans les bulletins d'information en français, que Tonga est privé d'article. L'anglicisme est patent.
Je livre ce petit reportage linguistique, pour montrer à quel point notre langue est devenue fragile. Au point que même ceux dont le métier est la parole n'en maîtrisent pas les structures qui sont supposées être spontanées. Ce soir les Français ont gagné, mais le français ?...
Ange BIZET
[1] Depuis le 1er août 1995, nous recevons directement France-Inter en modulation de fréquence sur 100 MHz.
[2] Signé le 4 novembre 1993, publié au Journal officiel le 28 janvier 1994.
[3] Les mots en -guienne : parguienne, morguienne, palsanguienne sont des transcriptions de formes orales d'origine dialectale pour voiler les jurons par Dieu, mort Dieu, par le sang de Dieu, prononcés dans un souffle sans desserrer les dents. Ce procédé classique destiné à masquer la forme originale proscrite en brouillant volontairement le code linguistique (comme parbleu, palsambleu, sapristi, ventre-saint-gris, diantre, etc.) ne remet nullement en cause la régularité du système.
[4] Ange Bizet : « Problème de toponymie et d'ethnonymie moderne : Vanuatu », in la Banque des mots, Conseil international de la langue française, n° 48, Paris, 1994, et in Bulletin scientifique de la Société d'études historiques, n° 101, 4e trim. 1994, Nouméa. Jacques Gédéon : « Vanouatou », in L'Univers du français, n° 62, Fédération internationale des professeurs de français, Paris, juin 1994. Cléante : « Chronique anglaise » in Le Soir, Bruxelles, mars 1995.